Essaouira : Ville à Vivre par : Georges Lapassade

Au début de l'été 1969, j'ai décidé de me rendre en voiture au Maroc. A Grenade, j'ai rencontré Julian Beck le fondateur avec Judith Malina, du Living Theater. Nous nous connaissions déjà et Julian m'a proposé de le rejoindre à Essaouira où il devait passer l'été.

C'est ce que je fis. Dès mon arrivée dans la ville, j'ai fait la connaissance de certains jeunes intellectuels qui sont rapidement devenus mes amis. Ils M'ont suggéré d'écrire un texte qui dénoncerait l'état de misère et de dégradation de leur ville et c'est ainsi que j’ai écrit "Ville à vendre" que la revue Lamalif allait publier avant la fin de l'année.

Essaouira était une ville très étrange, comme perdue, oubliée, loin de tout... C'est sans doute pour cela qu'elle était devenue un haut lieu de la contre - culture hyppie dont le Living Theater était d'ailleurs l'une des composantes. Les hyppies étaient présents partout dans la ville et ils n'étaient pas isolés. Ils ornaient les chambres et les hôtels populaires de fresques dans le style dit "psychédélique" caractéristique de cette époque. Il n'en est resté malheureusement, que je sache, aucune trace mais je suis persuadé qu'ils sont en quelques manières toujours présents par l'influence qu'ils ont pu exercer sur ces lieux où ils ont vécu. Ils ont très certainement joué un rôle important dans la naissance et le développement de la peinture souirie dont Frédéric Damgaard va plus tard devenir le support actif et le théoricien enthousiaste.

J'ai découvert à ce moment là - toujours au cours de l'été 1969 - une autre particularité culturelle étonnante d'Essaouira. Je connaissais déjà, mais de loin, la culture des gnaoua pour avoir un peu fréquenté Tunis et les gens du Stambali. Mais à Tunis cette culture était marginalisée et méprisée. A Essaouira au contraire, elle était au centre de la culture populaire locale. Tous les habitants étaient concernés, ce qui constituait et constitue toujours une réalité tout à fait exceptionnelle.

Dans les autres villes du Maroc, en effet, les gnaoua sont généralement présents. Mais ils constituent tout au plus une des composantes de la culture populaire locale, et pas nécessairement la plus importante. A Essaouira, au contraire, leur influence est telle qu'on a parfois l'impression de n'être pas tout à fait au Maroc mais dans un lieu à part qui serait comme une sorte d'excroissance de l'Afrique noire ...

J'ai écrit et publié dans le même temps, et toujours chez Lamalif, un premier article sur les gnaoua d'Essaouira.

Je suis retourné ensuite à peu près régulièrement, à Essaouira, chaque été pour des séjours souvent prolongés. Le premier festival musical d'Essaouira a eu lieu à la fin de l'été 80 et j'ai participé très activement à son organisation et à la mise en place de certaines manifestations, en particulier au colloque sur la musique populaire. Le musée d'Essaouira a ouvert ses portes en cette occasion et Boujemaâ Lakhdar, que je connaissais depuis déjà longtemps, a été nommé conservateur de ce musée.

Il en a fait un musée ethnographique des traditions populaires, et, en même temps, un lieu de rencontre culturel intense.

A l'issue de ce second festival d'Essaouira (1981) nous avons mené une enquête sur les traditions musicales d'Essaouira et de la région. Abdelkader Mana participait, parmi beaucoup d'autres, à cette entreprise.

En 1982, j'ai créé avec Lakhdar, une petite revue, "Transit", dans laquelle nous avons publié les Actes du Colloque musical du premier festival puis, dans un second numéro, les résultats de notre enquête de 1981. D'autres enquêtes ethnographiques ont suivi parmi lesquelles celle de Mana, chez les Regraga du pays Chiadma au Nord d'Essaouira. J'ai moi même participé, avec Lakhdar, à leur tournée printanière et j'ai pu ainsi découvrir l'une des manifestations les plus belles, les plus attractives de la région.

La mort prématurée de Lakhdar, en 1989, aurait sans doute mis fin à ce rapport privilégié que j’avais pu établir avec la vie culturelle d'Essaouira et de sa région si F. Damgaard n'avait fort heureusement ouvert sa galerie.

St Denis, le 8 janvier 1999

Georges Lapassade
Professeur émérite
Sociologie - sciences de l'éducation

 

 



08/01/2007
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